Essais

Baptiste Brossard

Se blesser soi-même

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photo libraire

Chronique de Cyril Canon

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L’enfant est devenu le fétiche intouchable de notre société consumériste, où l’esprit de compétition fait rage. Les parents veulent donc le meilleur pour leurs enfants, afin que ceux-ci deviennent les meilleurs. Mais l’enfant parfait n’existe pas, pas plus que l’éducation parfaite ! Croire l’inverse pose de multiples problèmes, auxquels ces différents ouvrages tentent de répondre.

Aborder l’enfance et ses traumas par la psychanalyse est le cœur de l’ouvrage de Pierre Kammerer. À travers huit portraits de cas cliniques d’hommes et de femmes, L’Enfant et ses meurtriers offre la parole à des patients meurtris par leurs parents. Bien involontairement dans la plupart des cas, puisque les géniteurs n’ont pas conscience d’infliger à leurs progénitures leurs propres névroses. Les traumatismes de l’enfance ne sont souvent que des répétitions de drames passés, répétés de génération en génération. Et le long combat du thérapeute contre les blessures de l’âme consiste avant tout à essayer d’interrompre cette chaîne mortifère. L’intérêt de l’ouvrage est de nous faire prendre conscience que les parents sont souvent « meurtriers » envers leurs enfants, parce qu’eux-mêmes furent les victimes de leurs propres parents. Cette vision dérangeante du parent trouve un écho dans l’air ambiant qui, traversé par un courant d’éducation rétrograde, culpabilise les mères et les pères pour leur manque d’autorité et leur présupposé laxisme. Et si tout va mal dans l’éducation, c’est la faute à Dolto ! Cette idée reçue à l’égard de la pédopsychiatre, morte en 1988, est fermement récusée par Elisabeth Brami et Patrick Delaroche. Dans leur ouvrage, Dolto, l’art d’être parents, les auteurs s’attachent à la réhabiliter à travers son œuvre éducative. Non, Françoise Dolto ne vénérait pas l’enfant-roi. Au contraire, elle entendait responsabiliser les parents, leur faire prendre conscience que poser des limites claires est rendre service à l’enfant. La parole, l’écoute et le respect mutuel sont pour elle les bases d’une éducation profitable. De nos jours, l’éducation est devenue pour les parents une espèce de mode d’emploi, l’application de lois générales et stéréotypées. C’est l’opposé du projet éducatif de Dolto, qui ne cherchait à imposer aucun modèle, mais à amener les parents à réfléchir et agir en se fondant d’abord sur leur bon sens. Mais pour quels enfants ? Comment considérons-nous nos enfants ? Que projetons-nous en eux ? Il n’est pas rare d’entendre des parents se glorifier d’avoir des enfants surdoués. Que cache ce fantasme ? Comment mesurer un enfant surdoué ? Et sur quel critère évaluer son « sur-don » ? Carlos Tinoco avait 10 ans lorsqu’il a intégré l’un des premiers centres dédiés aux enfants précoces. Aujourd’hui normalien agrégé de philosophie, il livre le récit de son expérience dans Intelligents, trop intelligents et amorce un renversement de perspectives destiné à appréhender autrement les enfants précoces. Si ces derniers fascinent, ils apparaissent surtout comme des énigmes hypersensibles, souvent en proie à des souffrances existentielles. Avoir des enfants parfaits est-il l’avenir de l’humanité ? Jacques Testart, pionnier des méthodes de procréation médicalement assistée, évoque dans son ouvrage Faire des enfants demain, les possibles dérives qu’entraînerait la PMA. Initialement prévue pour compenser les déficiences physiologiques, cette évolution de la procréation est devenue une véritable révolution technologique : tri des embryons ou calibrage du génome grâce au diagnostic génétique ultra précoce. À la fin de ce siècle tous les enfants devraient être choisis dans des éprouvettes. Cette dérive, comme il la définit, relève pour lui d’une « fascination de la technique combinée à une vieille pulsion eugénique, revisitée par les droits de l’homme, pour légitimer un enfant convenable ». L’enfant devient un produit qui répond à une pulsion consommatrice des parents. L’auteur met en garde contre les délires de technologie et le risque de sa toute-puissance. À quoi ressemblera cette fameuse génération PMA, s’il en existe une un jour ? Vivra-t-elle dans un monde de décroissance économique qui, comme le souhaite Jacques Testart, saura imposer des limites à la démesure technoscientifique ? Dans Se blesser soi-même, le sociologue Baptiste Brossard expose les détails de l’enquête qu’il a menée au sein d’un cadre clinique et via les réseaux sociaux, pour mieux comprendre ce que l’automutilation dit de la vie en société. Se couper, se brûler, se faire mal volontairement, c’est, pour les jeunes, s’insurger contre la folie de la société contemporaine et contre le sentiment de ne pas y avoir sa place ; c’est aussi l’expression d’une colère ou d’un mal-être. Ces sentiments destructeurs sont canalisés par la mutilation, une manière d’autocontrôle pour ne pas « péter un plomb ». Ces pratiques déviantes, conclut l’auteur, amènent les jeunes à transgresser la norme pour, en fait, mieux la respecter. Mais les scarifications sont des pratiques minoritaires chez les jeunes de 2014, lesquels sont évidemment multiples et complexes. Comme l’écrit Léa Frédeval dans Les Affamés, les jeunesses coexistent. Cette jeune femme n’entend pas donner de leçons, ni avoir la prétention de parler des jeunes en général. Il s’agit ici d’un point de vue personnel, le témoignage d’une étudiante de 22 ans. Avec un style rapide, précis, souvent drôle, elle passe au crible les us et coutumes de la jeunesse d’aujourd’hui qui galère dans un monde en crise, est abonnée aux petits boulots et fume parfois un joint devant la télé. Plein de vie et de lucidité, cet ouvrage rafraîchissant montre la folle énergie et la créativité d’une jeunesse qui ne cherche qu’à s’impliquer dans notre monde et à y trouver sa place. Un témoignage utile pour les parents qui souhaitent comprendre dans quel(s) univers évoluent leurs enfants.