Bande dessinée

Serge Lehman , Gess

L’Esprit du 11 janvier

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photo libraire

Chronique de Rodolphe Gillard

Librairie des Halles (Niort)

Trois essais et une bande dessinée, dans des registres différents, reviennent ces jours-ci sur les terribles attentats terroristes, en s’efforçant d’en fournir des grilles de lecture. Si le prophète Houellebecq en est incidemment la toile de fond, c’est surtout le silence et la gabegie de nos élites qui en est le leitmotiv. Autant d’invitations à repenser le rapport de nos sociétés sécularisées face à l’islam.

À lire le nouveau livre de Gilles Kepel, il semble loin le temps où il écrivait Les Banlieues de l’Islam (Points, 1987), ouvrage marqué du sceau de la génération des « darons », telle qu’il la définit ici, et qui arrivait à canaliser les tendances les plus radicales de la jeunesse islamique en France. Cette dernière a depuis donné naissance à la troisième génération d’immigrés en provenance des anciennes colonies françaises au Maghreb, et avec elle une jeunesse en colère, une colère que personne parmi nos « décisionnaires », depuis les « événements » dans les banlieues en 2005, n’a su transcrire en revendication commune. 2005-2012 fut donc une période d’« incubation » pour la vague terroriste actuelle. Cette dernière, et c’est l’un des points centraux du livre, n’a plus grand-chose à voir avec le terrorisme de 2001, qui était, lui, de structure pyramidale et hiérarchisé. Celui qui sévit depuis plusieurs années en Europe est d’un modèle réticulaire, qui incite les « fidèles de troisième type » à constituer des communautés closes, hors-sol, au sein du territoire français, pour y pratiquer l’islam intégral, « unique identité pertinente à leurs yeux ». On voit que, de ces réseaux de socialisation avec la société française décrits longuement par Kepel en 1987, il ne reste plus rien selon le modèle prôné par Abu Musab al-Suri, dit « Suri », théoricien de cette troisième vague du djihadisme. Auteur d’un Appel à la résistance islamique mondiale , Kepel lui consacre de longues pages, puisqu’il est la principale source d’inspiration de Daesh. Comme à son habitude, c’est en suivant la trajectoire de certains destins que Kepel nous fait comprendre le plus clairement la montée du salafisme sur le territoire français, mettant au jour les espoirs et les fantasmes délirants de jeunes dont la violence est l’unique horizon. Il en va ainsi de Omar Omsen, jeune Sénégalais qui, après un passage par la case prison, livra une vidéo d’endoctrinement intitulée 19 HH, sorte de récapitulatif des thèmes salafistes revus et corrigés par la génération Y. Il livre une réécriture de l’histoire de l’humanité, un « grand récit » destiné à recruter le maximum de fidèles. Ce « terrorisme 2.0 », très abouti du point de vue technologique, s’il est affligeant d’un point de vue intellectuel, n’en est pas moins très efficace pour le recrutement, conclut Kepel, dont l’enquête de terrain – même si le « terrain » en question a bien changé, passant des mosquées au virtuel – s’avère essentielle. Bon nombre de thèmes évoqués par Kepel se retrouvent dans le livre que publie Pascal Ory, Ce que dit Charlie , avec un regard d’historien plus que de sociologue. Décidant de « remonter au déluge », il prend le parti d’embrasser du regard le temps long, afin de dégager de l’actualité treize leçons d’Histoire, dans un livre maniant de multiples références historiques. « Si l’Histoire est une science de la société et pas simplement un genre littéraire de consommation rapide, elle suppose une généralisation », dit-il afin de justifier son propos. Ainsi, il rend à l’historien toute sa place au débat autour des « événements » de Charlie , qu’il propose de baptiser « Janvier 15 », sur le modèle de Mai 68. Série de questionnements « reformulés à la sauvage dans les rues de la France, du Danemark, de la Tunisie », son livre se place résolument sur le terrain du débat d’idées (pour faire écho au titre de la collection), notamment sur les significations de « Janvier 15 ». Livrant sa propre interprétation de cet événement hors-norme, il prend le contre-pied d’un peu tout le monde. Selon lui, ces individus qui scandaient par millions le slogan « Je suis Charlie », exprimaient de façon claire une tendance de fond dans une société qui valorise l’individualisme. Du reste, ajoute-t-il, la communion d’un « peuple » dans les rues relève du fantasme : « toutes les grandes révolutions fondatrices de la modernité ont dû se définir par rapport à ceux qui en refusaient les valeurs ». D’autre part, Emmanuel Todd, qui représente une partie de ces « Je ne suis pas Charlie », se trouve ici attaqué, tout comme chez Kepel. Selon Ory, il ne faut pas confondre défense du droit au blasphème et islamophobie, amalgame dans lequel serait tombé Todd. Sous prétexte de mettre en opposition communauté contre communauté, « catholiques zombies » contre communauté musulmane, il aurait oublié les mots d’ordre fondamentalement positifs de « Janvier 15 ». C’est dans le titre du livre de Jean Birnbaum, Un Silence Religieux : la gauche face au djihadisme , que se trouve condensé l’essentiel de son propos. Tout comme il y eut un silence après les émeutes de 2005, nos dirigeants ont passé sous silence la dimension religieuse du djihadisme, et, ce faisant, organisent sa dénégation, un déni propice à toutes les explosions. Tirant des exemples et des leçons de la révolution islamique iranienne de 1979, ainsi que de la guerre d’Algérie, Jean Birnbaum montre comment une islamisation lente et progressive s’est immiscée au nez et à la barbe des démocrates et des régimes sécularisés, aveugles face à ce qu’ils ont toujours considéré comme une « illusion du passé ». Il relève ainsi les critiques acerbes qu’a dû affronter Michel Foucault à son retour d’Iran, par les garants de l’antitotalitarisme. La raison ? Il aurait succombé aux charmes de l’islamisme, ne faisant en réalité que relever avec inquiétude l’exaltation d’une population qui inscrivait ses rêves « aux confins du ciel et de la terre ». Leur aspiration, disait-il, était tout autant politique que religieuse. Pour finir, la BD de Serge Lehman et Gess, L’Esprit du 11 janvier , revient dans un savant mélange de paranormal, de nostalgie et d’espoir, sur ces drames, afin de « garder une trace des événements récents comme on enregistre un phénomène atmosphérique très rare. » Retraçant la cascade de coïncidences entourant cet événement monstre, ils relèvent des détails passés inaperçus, tel ce pigeon déféquant sur le manteau de François Hollande… ce qui fait de cet oiseau le porteur du message d’espoir de l’« Esprit du 11 janvier ». Une sorte d’histoire parallèle est ainsi réactivée, aux ressorts mythologiques et ésotériques. Les auteurs partent en effet du principe qu’un miracle s’est réellement produit, nullement d’ordre religieux malgré les origines religieuses du mot « esprit ». La mise en scène du mage Houellebecq – omniprésent dans chacun de ces livres – est ici emblématique : l’esprit dont il est question est du même ordre que celui du héros de Soumission (Flammarion) visitant la vierge noire de Rocamadour : révélation d’ordre poétique, ou surgissement du surnaturel dans un contexte et une époque qui en sont dénués.