Essais

Susan George

Les Usurpateurs

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Chronique de Rodolphe Gillard

Librairie des Halles (Niort)

Deux livres récents pointent les dérives des entreprises. L’un, proche de l’esprit du Canard Enchaîné, dévoile une série d’affaires parfois sordides, quand l’autre s’interroge avec inquiétude sur les dangers auxquels ces affaires exposent la démocratie.

Histoire secrète du patronat est une vaste fresque qui entend « revisiter, loin des images d’épinal et des conceptualisations rassurantes », l’histoire du patronat français depuis un demi-siècle. Cette somme foisonnante met en lumière compromissions et manœuvres des patrons pour augmenter leurs profits et conforter leur pouvoir. Les plus graves concernent leurs liaisons incestueuses avec les gouvernements successifs. On cite souvent les compromissions du grand patronat avec l’occupant pendant la Seconde Guerre mondiale et l’étrange impunité dont il a bénéficié à la Libération. Mais sait-on aussi que, dans les années 1960, le patronat a encouragé – participant même parfois directement au trafic – l’immigration clandestine ? L’État devient dès lors « l’organisateur du plus important réseau d’immigration clandestine – au service du patronat – que la France ait jamais connu. » Un racisme d’État s’instaure, où la main d’œuvre étrangère est sélectionnée en fonction de critères tant physiques que raciaux, qui rappellent les sinistres méthodes de la traite négrière. En 1981, l’arrivée des socialistes aux affaires plonge le patronat dans une sorte de terreur irrationnelle. Le pouvoir lui adresse cependant une série de signaux et de gages de nature à le rassurer. Le « tournant de la rigueur » opéré en 1983 par François Mitterrand, puis les privatisations de 1986, scellent l’alliance du monde de l’entreprise avec la gauche. La compromission de 1983, véritable reniement des engagements du Conseil national de la Résistance, trouvera son aboutissement dans la politique actuelle du gouvernement. L’ouvrage montre finalement comment le monde de l’entreprise a mis en œuvre une véritable « contre-révolution libérale » ; mais le grand intérêt de ce livre est de dévoiler, preuves à l’appui, la face cachée de ces grandes batailles idéologiques. L’image du patronat ne sortira pas non plus grandie de la lecture du livre de Susan George, qui analyse les ressorts d’un pouvoir mondial aux mains des multinationales. Celles-ci, que l’auteure nomme Entreprises Transnationales (ETN), auraient cannibalisé la démocratie en dépossédant les citoyens de tout pouvoir de décision, après s’être graduellement « arrogé les pouvoirs jadis réservés aux élus ». Susan George, ancienne présidente d’Attac et depuis de longues années une des plus grandes voix du mouvement altermondialiste, est une critique acharnée du néolibéralisme et des dérives de la mondialisation. Les descriptions factuelles que contient son livre font souvent froid dans le dos. L’ouvrage de Benoît Collombat et David Servenay faisait le constat amer que les entreprises françaises avaient souvent prospéré en marge de la légalité en s’accaparant, dans bien des cas, les ressources de l’état. Susan George enfonce le clou : globalement, les entreprises soumettent le pouvoir politique à leurs diktats en exerçant sur les dirigeants politiques et les institutions un lobbying effréné. Susan George dépeint un État ayant perdu tout leadership, vampirisé par les nouvelles normes internationales sur le commerce et la finance, abandonnant peu à peu ses prérogatives aux profits de grands groupes mondiaux capables de détourner les fonctions exécutives, législatives et même judiciaires des pays où ils sont installés. Alors, la prophétie de Roosevelt selon laquelle « les entreprises considèrent le gouvernement des États-Unis comme un simple appendice à leurs affaires privées », est-elle en passe de devenir réalité ? Susan George se dit que tout n’est pas joué. La première controffensive est d’informer, d’« ouvrir les yeux ». C’est chose faite.