Essais

Christiane Klapisch-Zuber

Le Voleur de paradis

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Chronique de Jérémie Banel

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Il n’est présent que dans un des quatre Évangiles et pourtant, celui que l’on appellera le bon larron, crucifié en même temps que le Christ, est entré dans la postérité. C’est son itinéraire dans l’imaginaire chrétien que Christiane Klapisch-Zuber reconstitue pour nous.

« Aujourd’hui même, tu seras avec moi au Paradis. » Ces quelques mots prononcés par le Christ sur le Golgotha sont à l’origine de débats théologiques et artistiques qui, de l’Orient où ils sont apparus, ont gagné l’Occident, et particulièrement l’Allemagne et l’Italie. Un message d’espoir et de pardon envers celui qui partage sa souffrance et voit en lui le Fils de Dieu, par opposition au mauvais larron qui se rit de lui. Sous la plume de Christiane Klapisch-Zuber, on découvre les différentes figures qu’il a incarnées, jusqu’à devenir le saint de la « bonne mort », symbole de rédemption. Ainsi, on suit non seulement les évolutions stylistiques qui accompagnent les représentations de la crucifixion et leurs détails, souvent moins anodins qu’il n’y paraît, et l’évolution des mentalités, jusqu’à la Réforme. Ce n’est donc plus seulement un passage des Évangiles que l’on explore, mais un pan de l’histoire des idées. Un grand et beau livre dont le propos érudit et dense est servi par une iconographie riche et éclairante.

 

Page — Depuis combien de temps portez-vous ce projet, particulièrement ample, et comment avez-vous procédé pour rassembler et traiter les très nombreuses sources littéraires et artistiques que vous utilisez ?
Christiane Klapisch-Zuber — Les questions que me posaient certains détails de « Crucifixions toscanes » m’ont frappée il y a une bonne dizaine d’années déjà. Pourquoi montrer avec une telle insistance un diable et un ange emportant l’âme du mauvais et du bon larron, respectivement à la gauche et à la droite du Christ dans ces images ? J’ai alors enquêté sur la valeur exemplaire du bon larron, et je me suis aperçue qu’il était entré dans l’arsenal des arguments des confrères qui accompagnaient les condamnés à mort au gibet pour en obtenir le repentir et leur assurer le salut de leur âme. J’ai donc plongé dans les recherches consacrées, d’une part aux exécutions judiciaires, et de l’autre aux débats théologiques des XIIIe-XIVe siècles sur le destin de l’âme après la mort. Or c’était aussi l’époque où, en Italie, les représentations de la Crucifixion se multipliaient et s’enrichissaient de quantité de détails, souvent cruels. Étudiant la représentation de la souffrance et du repentir dans les œuvres peintes ou sculptées de la Passion pour comprendre cette relation entre justice et art, j’ai cherché à voir le plus grand nombre possible de Crucifixions, sur place ou dans les travaux d’histoire de l’art. J’ai moins tenté toutefois de constituer un corpus exhaustif que de saisir les innovations artistiques, celles qui affectaient la structure de l’œuvre (les perspectives choisies, les relations entre les personnages, etc.), ou celles qui voulaient différencier les deux larrons. Au total, cette recherche m’a donc entraînée dans des directions complémentaires : l’histoire sociale et l’histoire des représentations et des images.

P. — On voit ainsi comment évoluent au gré des époques les représentations du bon larron, ainsi que l’histoire qu’on lui prête et les interprétations qu’elle suscite. Pouvez-vous nous en présenter les grandes lignes ?
C. K. Z. — L’art occidental a reçu de l’art byzantin des mises en scène de la Crucifixion qui fixaient les noms et les places respectives du bon et du mauvais larron, mais aussi des images qui montraient le premier au seuil du paradis car, selon les paroles du Christ, il devait le gagner le soir même de sa mort. Dans l’Orient chrétien, de telles images transposaient des textes apocryphes qui ont été mal connus en Occident avant les croisades et les pèlerinages de la fin du Moyen Âge. Quand elles ont été répétées en Occident, elles ont d’abord montré, selon le schéma byzantin, le bon larron à l’entrée du paradis, comme un intermédiaire entre la vie terrestre et le salut. De là à en faire un acolyte du Christ, il n’y eut qu’un pas que les artistes, surtout italiens, franchirent : ils interprétèrent dans ce sens les récits orientaux et représentèrent le bon larron accompagnant le Christ aux limbes, quand, entre sa mort et sa résurrection, il y descendit pour en extraire les patriarches et les autres Justes de l’Ancien Testament. Entre le XIVe et le XVIe siècle, ils montrèrent le bandit repenti comme une sorte de calque du Christ, dans son ombre et copiant ses gestes, ses attitudes. Le bon larron devint alors non seulement le patron de « la bonne mort », mais un modèle d’imitation du Christ. Ce fut véritablement une extension inattendue du rôle de ce personnage et, je le souligne, une création des artistes occidentaux.

P. — Cette « extension inattendue » a également un effet sur les sociétés et les mentalités : comment cela se traduit-il concrètement ?
C. K. Z. — Inattendue, parce que dans les deux ou trois derniers siècles du Moyen Âge, le bon larron avait certainement vu sa place grandir dans les rites entourant la mort, pas seulement celle des criminels exécutés, mais des simples croyants, et aussi parce qu’il a peu à peu acquis le statut de quasi-martyr et de saint. Dès lors, la dévotion des fidèles a pu se tourner vers lui. Avec la Contre-Réforme ses statues ont commencé à peupler les églises catholiques et des autels lui ont été consacrés, surtout dans le centre de l’Europe. Cela a été de pair avec la diffusion des « monts sacrés », reproductions en beaucoup d’endroits des étapes de la Passion et de la Crucifixion, où il avait part entière ; les pèlerins qui ne pouvaient aller à Jérusalem étaient en mesure de contempler ses tourments comme s’ils y étaient, ils pouvaient se projeter dans ce double humain, trop humain, du Christ.

P. — Votre livre se clôt avec la Réforme. Peut-on depuis parler d’« oubli » du bon larron, redevenu plus anecdotique ?
C. K. Z. — C’est surtout à l’édulcoration de son personnage qu’on assiste à partir du XVIIe siècle. Il est évacué des représentations jugées trop apocryphes, comme la Descente aux limbes, élaborées à la fin du Moyen Âge ou à la Renaissance. Sa légende, elle aussi enrichie de textes et légendes apocryphes venues d’Orient, le présente comme un bandit pas trop méchant, dont la vie criminelle a été contredite et tempérée par de bonnes actions, celles-là mêmes qu’on propose comme modèles aux jeunes catéchumènes. Au XIXe siècle, il figure encore sur les images pieuses distribuées aux enfants du catéchisme. Mais ce qui est désormais bien oublié, c’est la place qu’il a tenue dans les débats médiévaux ou de l’âge des Réformes sur les justices de l’au-delà, sur la grâce divine et les conditions du salut.

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