Essais

Pierre Nora

Historien public

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Chronique de Raphaël Rouillé

Bibliothèque/Médiathèque de Saint-Christol-lez-Alès (Saint-Christol-lez-Alès)

Créateur de plusieurs collections majeures en Sciences humaines et en Histoire pour les éditions Gallimard dès le milieu des années 1960, l’Académicien Pierre Nora a aussi dirigé les trois volumes des Lieux de mémoire et fondé avec Marcel Gauchet la revue Le Débat. C’est à travers deux ouvrages qui sortent simultanément que nous pouvons mesurer le parcours et les rencontres extraordinaires de ce passionné d’histoire, découvreur de talents.

Après avoir édité plus de 700 livres, Pierre Nora s’autorise, comme il le précise dans son introduction d’Historien public, à s’éditer lui-même et doublement, puisque paraît également Présent, nation, mémoire, dans le prolongement direct des Lieux de mémoire qu’il a dirigé de 1984 à 1992. Au moment où les éditions Gallimard fêtent leur centenaire, il semble légitime d’accorder toute la place qu’il mérite à celui qui restera comme la figure emblématique de l’édition en Sciences Humaines. On peut citer quelques-uns des auteurs publiés par Pierre Nora pour mesurer son rôle majeur : Raymond Aron, Georges Dumézil, Henri Mendras ou Michel Foucault pour la « Bibliothèque des Sciences humaines », Michel de Certeau, Jean-Pierre Vernant, Georges Duby ou François Furet pour la « Bibliothèque des histoires ». Plus que cela, nous verrons que la vie de cet admirateur de Marc Bloch est marquée par l’engagement, comme l’atteste la revue Le Débat qui n’a cessé de faire avancer le débat d’idées en défendant la liberté de penser et en proposant des perspectives intellectuelles souvent en avance sur le temps.

Dans Historien public, Pierre Nora réunit des articles dispersés, ici et là, mais qui forment une sorte d’autobiographie intellectuelle de l’homme et brossent un portrait d’époque. Interventions, polémiques, prises de parole : sous forme thématique et chronologique, Pierre Nora navigue entre Khâgne 1950 et Du « vertuisme » contemporain qui constitue son épilogue et reprend un discours prononcé à l’Académie française en 2006. C’est donc d’abord son parcours qui défile au gré des différents articles. Après des études en khâgne et hypokhâgne dans les années 1950, il obtient son agrégation en Histoire en 1958 puis enseigne deux ans à Oran. Là, il rédige son premier article, paru sur quatre pages dans France Observateur le jour de la première grande manifestation de l’UNEF à Paris contre la guerre d’Algérie. Cet article sera à l’origine de son essai sur Les Français d’Algérie publié chez Julliard en 1961 et qui marque ses premiers contacts avec le monde de l’édition. Engagé, Pierre Nora l’est donc dès ses premiers écrits, poussé par la volonté de réagir au cours de l’Histoire. Entre 1965 et 1977 il enseigne notamment à l’Institut d’études politiques de Paris. En 1977 il deviendra directeur d’études à l’École des Hautes études en sciences sociales. Parallèlement, il entre aux éditions Julliard en 1964 où il crée la collection de poche « Archives », puis chez Gallimard en 1965 avec le succès qu’on lui connaît. Ce qui est frappant, c’est que Pierre Nora a toujours eu un certain recul par rapport à son travail, ce qui lui permet aisément de donner son avis, que ce soit sur son idée de l’édition en Sciences humaines, sur le rôle des intellectuels ou sur l’importance du travail de mémoire. Tous ces articles en témoignent, tout comme ses prises de position, parfois incomprises, souvent tranchantes. Lorsqu’en 1977 Pierre Nora refuse de traduire L’Âge des extrêmes d’Eric Hobsbawn en raison du contexte d’hostilité au communisme en France, il s’attire les foudres de certains penseurs et sera accusé de censure par beaucoup d’entre eux. Sa réponse aux propos accusateurs de Perry Anderson se retrouve ici publiée sous le titre « L’affaire Hobsbawn ». Parmi les engagements de Pierre Nora, retenons aussi L’affaire Le Monde qui lui valut bien des menaces avant la publication de son article, ou encore Le grand secret de François Mitterrand qui revient sur l’ouvrage du docteur Gubler qui révélait le cancer du Président de la République et que Pierre Nora défend à la manière d’un historien, notant l’importance du document et du droit à l’Histoire des citoyens de la République. D’ailleurs, nous sommes ici au cœur des préoccupations de Pierre Nora : la « Liberté pour l’Histoire » qui est aussi le nom d’une association née en 2005 sous la présidence de René Rémond et dont l’historien public a pris la succession. À la relecture de son « Appel de Blois » paru en 2008, on est une nouvelle fois saisi par la force et le sens de l’engagement qui animent Pierre Nora. Non pas un engagement surfait, éphémère, opportuniste, mais bien au contraire constant et persistant, plein de discernement et constructif pour appréhender la mémoire nationale. C’est ce que ses Lieux de mémoire étaient déjà parvenus à réaliser : faire un inventaire des lieux et des objets dans lesquels s’est incarnée la mémoire nationale des Français. En publiant Présent, nation, mémoire, il revient sur les trois thèmes entre lesquels il n’a cessé de naviguer. Trente-deux articles composés d’interventions de circonstances, de réponse à des sollicitations, articles de revues, colloques, entretiens ou conférences forment cet ouvrage comme une constellation. Échafaudé en trois chapitres qui constituent « les trois pôles de la conscience historique contemporaine », nous dit-il, l’ouvrage aborde les frontières entre le roman et l’Histoire, l’ego-histoire, les métamorphoses, les repères et les jalons posés dans l’Histoire de la Nation ou encore le moment de la « mémoire collective ». « Le présent appelle la mémoire dont la nation est le cadre politique naturel : celui où l’on est né, où l’on a grandi, que l’on a adopté avec sa langue et ses lois, l’échelon éprouvé de la mémoire collective » précise-t-il en introduction. Envisagé comme un soubassement des Lieux de mémoire autant que comme un prolongement, Présent, nation mémoire reflète le noyau dur des engagements de Pierre Nora, ceux auxquels il croit plus que tout et qui lui permettent de se frayer un chemin atypique dans le paysage éditorial. « Quiconque écrit s’engage » nous disait Thomas Corneille dans L’Amour à la mode. En publiant des penseurs exigeants ou en introduisant des chercheurs étrangers en France comme Karl Polanyi, Pierre Nora mène depuis de nombreuses années un double engagement qui n’a rien de strictement personnel, mais qui a une vocation collective. Son engagement se fait à travers son écriture, bien sûr, mais aussi à travers ses actes, ses prises de position, ses rencontres, ses publications et son rôle déjà déterminant dans l’histoire de la pensée.

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