Littérature étrangère

Luis Sepúlveda

Dernières nouvelles du Sud

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photo libraire

Chronique de Béatrice Putégnat

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En 1996, Luis Sepúlveda part avec le photographe Daniel Mordzinski pour un dernier voyage aux confins du monde. Les textes de l’écrivain et les clichés du photographe dressent « l’inventaire des pertes » d’une Patagonie sauvage livrée à la cupidité. Magnifique et essentiel !

PAGE : Comment ce livre, cette expérience d’humanité et de création ont-ils été possibles dans un monde où la vitesse et la course au profit réduisent le champ des possibles, des aventures ?

Luis Sepúlveda : Le livre est né de l’idée d’un voyage réalisé par deux amis, un photographe et un écrivain, sans autre ambition que regarder, écouter, connaître, parler avec les gens que nous rencontrerions en Patagonie. Le Sud du monde est en quelque sorte mon paradis perdu, l’endroit où je me sens le mieux. C’est là que je veux me trouver quand viendra mon heure de dire adieu à la vie. Sur ces terres, la vie est tellement intense, tellement dure et parfois difficile, que l’existence même devient une aventure, mais la plus juste des aventures. J’ai prolongé le plaisir de l’écriture, j’ai protégé l’intimité de cet espace personnel qu’est un livre au moment où on l’écrit. Mais le temps est arrivé où j’ai senti que j’avais trouvé le ton juste pour raconter ces histoires, et il fallait dire c’est fini, le voyage s’arrête ici.

 

P. : L’ouvrage est à la fois un livre de Sepúlveda avec des photos de Mordzinski, et un livre de photos de Mordzinski avec des textes de Sepúlveda. Les deux narrations prennent sens séparément et/ou ensemble. Comme par magie…

L. S. : Daniel Mordzinski et moi, nous nous connaissons depuis des années, nous avons beaucoup travaillé ensemble, fait des reportages dans divers endroits de la planète, pour des journaux, des revues de voyages ou des magazines de compagnies aériennes. Nous sommes unis par une amitié très solide, mais aussi par le respect rigoureux du travail de l’autre. Dans ce livre, nous ne voulions pas des traditionnels « Textes avec des photos de… » qui ne sont en général que d’agaçants pléonasmes. Le texte explique et répète la photo. La photo est redondante avec le texte. Nous avions l’idée de raconter une ou plusieurs histoires avec des regards différents, mais coïncidant sur tout ce qui était vraiment intéressant. Nous avons voulu réaliser une nouvelle grammaire dans laquelle la photo était intégrée au texte et le texte à la photo. Ça a été difficile, nous avons dû beaucoup travailler pour que cette idée atteigne toute sa cohérence. Et nous y sommes parvenus.

La sélection des textes, des rencontres et des photos s’est faite de façon peu orthodoxe : nous avons mis par terre toutes les pages que j’avais écrites et toutes les photos que Daniel avait prises au cours des trois voyages que nous avons réalisés en Patagonie. Chacun a examiné son travail en regard du travail de l’autre. J’ai lu mes textes et Daniel a regardé ses photos, et chacun a dit : « ce texte ne va pas » , « cette photo ne va pas » , « ce texte manque d’équilibre » , « cette photo a trop de tout » … et c’est comme ça qu’on a composé le livre.

À mesure que nous voyagions et que nous parlions avec les gens qui nous approchaient, nous nous rendions compte que nous étions en train d’entreprendre un immense inventaire des pertes, pertes humaines, sociales, culturelles ; et devant ces pertes, la première réaction c’est de dénoncer. Mais j’appartiens à une génération qui sait perdre, sans toutefois se résigner à la défaite, qui refuse de voir la perte annihiler sa volonté de vivre. Dans ce livre, Daniel et moi nous ne dénonçons pas une grande perte ; nous fixons dans la mémoire du monde ce qui a été perdu, pour qu’il continue à exister dans les récits, dans la mémoire multipliée. Mon esthétique d’artiste et d’écrivain est partagée par Daniel, elle se nomme Esthétique de la Résistance.

 

P. : En même temps, le voyage est plein d’humour, d’histoires et de rencontres qui font chaud au cœur, qui dérident le front et donnent le sourire. Vous nous montrez les histoires en train de s’écrire. Écrire semble simple, il suffit d’aller à la rencontre des autres avec humanité et engagement…

L. S. : J’ai toujours été convaincu que vivre est un exercice formidable. Même dans les pires moments de ma vie, le simple acte de vivre, d’être toujours en vie, m’est apparu comme une récompense. Et l’essence de la vie se trouve dans ce qu’on appelle le quotidien, dans la parfois imperceptible poésie des petites choses, des petits gestes. En tant qu’homme du Sud, je crois dans l’épique de la tendresse et toute ma littérature est imprégnée de cette conviction. Écrire n’est certainement pas simple, mais cela peut devenir extrêmement compliqué si l’écrivain est amoureux des complications. Hemingway a dit qu’on pouvait écrire des romans extraordinaires avec des mots à cent dollars, mais que ce qui était méritoire, c’était d’écrire ces mêmes romans extraordinaires avec des mots à vingt cents. Je crois cela. De plus, je n’aime pas pervertir les émotions avec de pseudo-intellectualismes. Chaque livre est une partie de la vie de l’écrivain. Dans mon cas, ce livre en est une partie que j’aime, oui, j’ai une affection toute particulière pour ce livre.

 

P. : Quelle est la situation de la Patagonie aujourd’hui ?

L. S. : La Patagonie est toujours en danger et les gouvernements s’arrangent pour que la vie devienne de plus en plus difficile au Sud du monde. Pendant que j’écris ces lignes, le gouvernement chilien, présidé par un homme au coefficient intellectuel très bas, poursuit les habitants de la Patagonie chilienne car ils s’opposent à la construction, pour la production électrique, d’énormes barrages dont toutes les études indépendantes démontrent qu’ils ne sont absolument pas viables et qu’ils risquent, au contraire, de provoquer des dégâts aussi importants qu’irréparables sur l’écosystème de la Patagonie. Le gouvernement chilien agit durement en augmentant le prix du gaz juste au moment où approche le dur, le très dur hiver. Mais la Patagonie résiste et j’espère être très bientôt auprès des miens.

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