Littérature française

Laurent Gaudé

Danser les ombres

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Chronique de Marie Hirigoyen

Librairie Hirigoyen (Bayonne)

Alors que le peuple de Port-au-Prince, encore hanté par les anciennes luttes, regarde un avenir possible, la terre cesse d’être un repère immobile et anéantit les fragiles équilibres. C’est de ce monde flottant que Laurent Gaudé, dans une langue plus fervente que jamais, fait surgir le cortège des ombres…

Page — « Haïti est là. Le sourire d’Haïti. Celui qui n’a rien à offrir qu’un peu d’eau et l’hospitalité d’une chaise. » Tout au long du roman affleure le choc quasi charnel de votre rencontre avec la générosité et l’appétit de vivre d’un peuple en souffrance. Pourquoi ce voyage ? Est-ce la même démarche qui vous a conduit récemment pour Arte dans les camps de réfugiés du Nord de l’Irak ?
Laurent Gaudé — Effectivement, la rencontre avec Port-au-Prince a été un choc, mais pas au sens péjoratif. Un choc au sens où je me suis senti bougé, vibré, assommé. Depuis longtemps j’avais envie de découvrir ces terres. Les romans de Lyonel Trouillot ne sont probablement pas étrangers à ce désir. J’y suis allé la première fois accompagné par le photographe Gaël Turine – nous devions réaliser un portrait de la ville. J’y suis retourné un an après pour retrouver les couleurs et l’ambiance. Si pour Ouragan je n’ai pas fait le voyage à la Nouvelle-Orléans, je suis depuis deux ans dans un nouveau mouvement qui m’a porté jusqu’en Irak, avec le désir de me frotter au monde en douleur.

Page — Le point commun avec Ouragan, c’est que vous y montriez aussi qu’une catastrophe redistribue les valeurs et fait émerger chez des gens qui ont perdu le peu qu’ils possédaient, une nouvelle force collective, au-delà du matériel, « le bonheur d’être utile ». Ensemble.
L. G. — Ce thème est bien au cœur de mon œuvre. Je veux saisir le moment où le surgissement du malheur est simultané à celui de la réaction humaine. Dans le roman, on suit le petit groupe de la maison Fessou, pour savoir comment il va s’en sortir. Tous les repères ont volé en éclats, notamment les clivages sociaux, et les gens sont forcés de se rapprocher les uns des autres. On le voit bien dans les camps de réfugiés où je me suis rendu dernièrement. Tous les milieux se mélangent et ces voisins d’infortune organisent ensemble le partage des ressources.

Page — Odeurs, lumières, chaleur poisseuse, couleurs saturées d’une foule bigarrée, cris des coqs de combat… Le lecteur reçoit de plein fouet une langue qui semble au plus près de vos sensations brutes. Comment avez-vous ressenti la parole haïtienne, celle de la rue et celle des poètes ?
L. G. — Le premier choc est visuel. Port-au-Prince saute au visage, littéralement, et laisse une impression extrêmement forte. En quelques minutes à peine, on est confronté au plus beau comme au pire. Des cochons fouillent dans un tas d’immondices tandis que passe une écolière tout sourire dans son uniforme impeccable. Quant au créole haïtien, c’est une langue que je ne comprends pas, mais dans laquelle surgissent parfois des expressions, des mots que l’on reconnaît, des sortes d’îlots familiers. Cela donne un sentiment surprenant d’étrangeté proche. Et puis, là-bas, la langue est portée très haut, la poésie est considérée comme le genre absolu. Elle est orale, parlée ou chantée. Elle est surtout collective, dans une société où l’on a peu accès à l’écrit, et encore moins au roman. Ce qui m’a frappé, en traversant Cité Soleil, un quartier misérable, un lieu dur où la violence fait rage, c’est la politesse sidérante des gens.

Page — Vous montrez ce petit groupe d’opposants politiques qui évoquent leurs souvenirs de lutte. Dans l’histoire collective, la perte de la mémoire commune n’est-elle pas aussi destructrice que l’anéantissement physique de la ville ?
L. G. — Actuellement, les intellectuels se battent pour transmettre aux jeunes l’histoire de leur pays. C’est une génération pour laquelle Aristide reste méconnu, pour laquelle les Duvalier font partie de la Préhistoire. Il y a un combat permanent pour la construction d’une mémoire pérenne. L’urgence est si souvent ailleurs que cet enjeu-là est menacé en permanence.

Page — Au long de votre œuvre, on retrouve, comme dans La Porte des enfers, la même fascination pour les failles qui permettent le passage entre le monde des vivants et celui des morts. Est-ce dicté par un besoin de consolation, un refus de l’absence définitive ?
L. G. — C’est avant tout le plaisir et le pouvoir du romancier ! L’ivresse que l’on trouve à faire fi des frontières dans la fiction. À Haïti, le vaudou crée un rapport à la mort très particulier. À Naples aussi, la frontière avec la mort est poreuse : les morts ont une vie. Depuis le séisme, Port-au-Prince est devenu un cimetière, les habitants ne peuvent pas ne pas le ressentir. Ils vivent physiquement sur des morts enfouis sous leurs pieds. Le livre fait retour sur ce rapport-là. La Porte des enfers mettait l’accent sur la présence des morts en nous. En Haïti, le nombre de morts est tel qu’il est nécessaire de s’en libérer pour continuer à vivre. Il faut les perdre tout en préservant le travail de mémoire. Les deux mouvements ne sont pas opposés. Mais ce qui reste, c’est la rage de vivre, le plaisir, le droit à la légèreté.

Page — Quel livre, lu récemment, vous a marqué et pourquoi ?
L. G. — Le Doux Parfum des temps à venir de Lyonel Trouillot est un texte que j’adore et qui, depuis que je l’ai lu, m’accompagne – comme on pourrait le dire d’un parfum. C’est un petit livre court qui se tient au carrefour du récit, de la poésie et du monologue théâtral.
D’un côté, il y a cette femme qui va mourir à l’aube et qui ne demande qu’une chose : « il me suffira que mes yeux morts donnent face à la mer. » Elle revient sur ce qu’elle fut, sur ses douleurs, ses extases, et elle le fait dans une langue douce et puissante, pour que cette dernière nuit soit celle de la transmission.
En face, il y a la fille, celle qui écoute. Qui ne dit rien. Celle qui se remplit de cette parole tendue, généreuse, et à qui il incombera de vivre.
On ressort de ce texte bouleversé par tant de beauté et chargé du désir d’embrasser la vie avec volupté.

 

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