Littérature étrangère

Hernán Diaz

Au loin

  • Hernán Diaz
    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Barbaste
    Delcourt
    05/09/2018
    272 p., 21.50 €
  • Chronique de Sarah Gastel
    Librairie Terre des livres (Lyon)
  • Lu & conseillé par
    19 libraire(s)
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Chronique de Sarah Gastel

Librairie Terre des livres (Lyon)

Au XIXe siècle, deux jeunes paysans suédois décident d'émigrer à New York. Le plus jeune, Hakan, embarque sur le mauvais paquebot et se retrouve en Californie. Afin de retrouver son frère, il entreprend la traversée du pays, remontant à contre-courant le flux des pionniers qui se ruent vers le Far West. C'est le début d'une odyssée mémorable qui retravaille en creux les mythes fondateurs de l'Histoire américaine. Par son évocation puissante de la solitude, des frontières et de l’imagination, Au loin, western métaphysique palpitant, à l'écriture de chair et de songe, est assurément l'un des grands romans de la rentrée.

 

PAGE — Finaliste du prix Pulitzer 2018, vous venez de recevoir le prix du roman Page/America décerné par des libraires et des bibliothécaires. Votre roman a été l’objet de beaucoup d’attention depuis sa publication. Qu’est-ce que tout cela signifie pour vous ?
Hernán DÍaz — J’écris des histoires depuis que je suis enfant mais mon travail n’avait jamais été publié jusqu’à il y a quelques mois. Après des années de rejet, c’est donc merveilleux. Je dois dire que le prix du roman Page/America est particulièrement important à mes yeux. Je crois fermement que les libraires et les bibliothécaires sont les héros méconnus de la littérature. Ce sont eux qui la maintiennent en vie. Eux qui créent un sentiment de communauté autour des livres et qui font que la conversation reste vivante. Leur érudition est pour moi une leçon d’humilité, elle m’intimide, même.

P. — Vastes espaces sauvages, ruée vers l’Ouest, Indiens… Dans votre roman, tous les éléments d’une peinture idéalisée de la colonisation de l’Ouest américain servent à bâtir une vision démystifiée de cette période historique. C’est particulièrement frappant de remarquer qu’à l’inverse des colons qui traversaient l’Amérique d’est en ouest, Håkan, le protagoniste, la traverse dans l’autre sens. Pourrait-on dire que votre roman est un « eastern » ?
H. D. — Une des préoccupations centrales du roman, c’est le canon littéraire américain et la façon dont il a présenté l’Histoire des États-Unis. Je m’intéresse énormément à l’obsession américaine à l’égard de l’espace et de son exploration, depuis les Pères pèlerins jusqu’aux astronautes, en passant par les pionniers et les grands romans de la mer. Toutes ces histoires sont passionnantes mais elles ont également donné lieu à des récits très idéologiques servant une expansion impérialiste que rien n’a arrêtée. Et le western brosse une vision ouvertement glamour des pires aspects de cette expansion (cupidité, racisme, misogynie, etc.) D’où mon parti pris d’investir ce genre aujourd’hui laissé à l’abandon et de subvertir de l’intérieur ses conventions idéologiques. Prendre à rebours le voyage typique (marcher vers l’est) n’est qu’une des nombreuses façons par lesquelles j’ai essayé de déstabiliser ces narrations calcifiées.

P. — Votre roman narre l’aube de la société matérialiste dans laquelle nous vivons aujourd’hui et, à ce titre, il dit quelque chose des États-Unis du XXIe siècle.
H. D. — Tout à fait. Håkan passe le plus clair de son temps dans ces immenses étendues de terres qui n’avaient pas encore été annexées par les États-Unis. À cette époque, le paysage n’était pas encore entièrement clôturé. Et sans clôture, pas de bétail. Pas de cow-boys non plus. Au loin est un western sans cow-boy, sans trains, sans banques. Mais, comme vous l’avez dit, le livre se situe exactement au moment où la monstrueuse machine du capital est sur le point de se mettre en route à pleine vitesse.

P. — Cette histoire particulière donne naissance à un personnage inoubliable, profondément émouvant, qui se met en retrait d’un monde bougeant trop vite pour lui. Comment avez-vous créé Håkan et pourquoi en avez-vous fait un géant ?
H. D. — Le livre était conçu comme une exploration d’une solitude radicale. Le corps de Håkan doit jouer un rôle là-dedans. Assez tôt dans le roman, le personnage se voit contraint de commettre un acte de violence, terrible, qui le détruit moralement. Il importait qu’il ne puisse pas se cacher ou se mêler à ses semblables, de quelque façon que ce soit. Sa solitude devait être totale. C’est comme ça que j’en suis venu à me dire qu’Håkan devait être gigantesque. Et aussi, pour des raisons qui m’échappent, j’aimais l’idée de ces voyages dans un corps hors normes à travers un paysage sans fin.

P. — Il y a des moments dans le livre où l’histoire marque comme une pause, mais le lecteur continue d’avoir envie de tourner les pages. Comment avez-vous réussi ce tour de force ?
H. D. — J’ai collé fanatiquement au point de vue de Håkan mais sans m’autoriser à m’immiscer trop dans son esprit. Plutôt que de me concentrer sur son « intériorité », je me suis intéressé à son corps – comment il rencontrait le monde par l’intermédiaire des sens, comment son environnement le rendait minuscule. Questionner les limites de son humanité a fait apparaître des problèmes narratifs qui m’ont énormément intéressé. Sans aucun doute, le roman ralentit pendant ces moments contemplatifs, mais je me suis efforcé de toujours les faire suivre d’une scène où l’intrigue reprend le dessus, en espérant que le lecteur comprendrait vite comment fonctionnait l’économie du livre.

 

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