Essais

Emmanuel Jaffelin

Apologie de la punition

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Chronique de Raphaël Rouillé

Bibliothèque/Médiathèque de Saint-Christol-lez-Alès (Saint-Christol-lez-Alès)

Quelle est la place de la pensée et de l’intelligence dans une société happée par l’obéissance technique et la violence morale ? Est-ce la peur qui nous gouverne ? Celle de l’autre ou celle du semblable ? Que signifie punir aujourd’hui ? Trois parutions remarquables s’interrogent sur la peur, la punition, l’obéissance et la violence qui jalonnent nos existences.

Au moment où les grands systèmes d’intégration ne semblent plus jouer parfaitement leur rôle (partis politiques, école, église, syndicats, famille…), l’homme d’aujourd’hui paraît désorienté. Peut-être que ce moment de doute est idéal pour se poser certaines questions sur notre rapport à l’autorité et à la morale, deux des piliers qui structurent notre pensée. Dans un petit ouvrage tiré d’une conférence, Jean-Luc Nancy s’adresse aux enfants en les interpellant sur l’obéissance à la demande de Gilberte Tsaï, directrice de la collection « Les Petites Conférences ». Tu vas obéir ? examine ainsi « l’extraordinaire ambiguïté de l’obéissance ». Jean-Luc Nancy rappelle d’abord que pour obéir, « il faut que cela ait du sens » (obéir signifie entendre l’ordre, mais aussi le sens, bien écouter). Il distingue ensuite les deux directions de l’obéissance, l’une plus naturelle, liée à l’enfant, et l’autre technique, liée davantage à la soumission, au commandement. Inévitablement, le texte pose la question de la désobéissance et de son aspect parfois fécond, inventif : « nous désobéissons parce que nous sommes préoccupés par autre chose, nous avons autre chose à penser, à trouver ». En quelques pages, Jean-Luc Nancy parvient parfaitement à exprimer cette quête de sens, ainsi que la notion de choix. « Tu as le devoir de chercher à comprendre » répond-il à une question dans l’assemblée. Avec clarté et précision, ses mots nous questionnent : « qui commande, qui obéit, pourquoi y a-t-il de l’autorité, quel sens a-t-elle ? » Dans Le Petit Prince (Folio), Antoine de Saint-Exupéry répond à sa façon : « j’ai le droit d’exiger l’obéissance parce que mes ordres sont raisonnables ». Cette réflexion sur l’autorité nous conduit directement aux sanctions liées à la transgression, cette fois du point de vue de la justice pénale. Dans Apologie de la punition, Emmanuel Jaffelin s’insurge sur les moyens modernes de la punition. Définissant d’abord la pénologie (la manière de punir) qui supplante la criminologie, il défend l’idée que la prison « n’avait initialement pas été faite pour punir ; de moyen elle était devenue fin ». Pleines mais vides de sens, les prisons constituent selon l’auteur, « le symptôme d’une société malade et repliée sur elle-même qui ne sait plus punir et donc pas guérir ». Composée à la base de la sanction et de la réparation, la punition aurait perdu son sens, à tel point que les prisons sous-estiment le psychisme du détenu, préférant enfermer un corps que réparer une âme. Or, la responsabilité est bien l’affaire d’une âme, précise Emmanuel Jaffelin. Citant Hegel, Hannah Arendt ou Michel Foucault, il s’interroge sur cette banalité du mal et sur la grave séparation du droit et de la morale. Proposant une République de la rémission en remplacement des démocraties de la condamnation et de la détention, il insiste sur le sens en question de la punition, son aspect moral et fustige l’illisibilité pénale. L’humanité évolue et avec elle la violence persiste. Depuis toujours, cette violence rôde, prolifère, mais avons-nous la même capacité à l’endurer ? Dans le sillon de René Girard, Russell Jacoby s’interroge sur Les Ressorts de la violence. Sa théorie repose non pas sur la peur de l’autre, mais sur la peur du semblable. Au travers de nombreux exemples, de la Genèse, avec Caïn tuant son frère Abel, à la Saint-Barthélémy ou au génocide rwandais, l’intellectuel américain revisite 5 000 ans d’Histoire. Son approche philosophique autant que psychanalytique lui permet de mesurer ces « effrayantes symétries » et de mettre à nu les racines fratricides de la violence. Son constat est sans appel et nous aurions donc plus à craindre de nos parents, de nos voisins ou de nos compatriotes, en témoignent notamment des nombreuses guerres civiles. Plus intéressante encore, la théorie de Jacoby met en relief la crainte de la perte d’identité qui pousserait les hommes à tuer. Cet argument rejoint l’absence grandissante de repères pour toute une humanité, et donc la nécessité de réfléchir aux enjeux de la peur, de la violence ou de la morale dans un monde devenu inexorablement friable où il devient difficile de trouver un chemin pour les âmes.

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