Littérature étrangère

Manuel Vilas

Alegría

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Chronique de Jérémie Banel

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En moins de deux ans, Manuel Vilas et son œuvre se sont taillés une place de choix dans nos cœurs et nos imaginaires : des livres qui marquent le lecteur, des livres à relire pour en apprécier pleinement la profondeur. Partons avec lui à la recherche de la Joie (Alegria en espagnol), envers et contre tout.

Comment s'est effectuée la transition entre Ordesa, plutôt consacré à vos parents, et Alegria, tourné vers vos enfants ?

Manuel Vilas - Je voulais raconter toute l’aventure que représente la vie d’un être humain : être un fils puis devenir un père. Ma littérature est très biologique, très naturaliste. Ma manière de combattre tout déterminisme politique est de revenir à l'ordre biologique de la vie. La nature, elle, ne peut nous mentir. Ayant dédié un roman à mes parents, j’étais en quelque sorte obligé d’écrire un roman sur mes fils. Ordesa m’a imposé une suite. Il me restait des choses à dire. Ainsi est né Alegria.

 

Comment articulez-vous, en tant qu'auteur, l'intimité au cœur de vos livres et l'universalité de leurs thèmes ?

M. V. - Je suis obsédé par la quête d’une forme de vérité. La beauté et la vérité sont les piliers de cette religion qui s'exprime à travers la littérature. La vie sans beauté n'a pas de sens. Le passé est beauté. Nous autres êtres humains sommes le temps. L'idée du temps est extrêmement importante en littérature. En vieillissant, le passé prend une place considérable. Nous mesurons que notre vérité vit dans le passé. La mémoire est un autre thème important de ma littérature. Mes livres recherchent la vérité à travers le récit de ma vie. Je dis au lecteur : voici ma vie, peut-être y reconnaîtras-tu la tienne ?

 

L'Histoire mouvementée de l'Espagne apparaît par petites touches en toile de fond de vos romans. Quel rôle joue-t-elle dans le parcours et la mémoire d'une famille telle que la vôtre?

M. V. - L’Histoire est le lieu où adviennent nos vies. Nous sommes des êtres sociaux et historiques. Sans le regard des autres, nous n’existons pas : nous en avons fait l’expérience pendant la pandémie. Nous vivons à l’heure de la mondialisation. Quand je parle de la société espagnole dans mes romans, c’est comme si je parlais de la France ou de n’importe quelle autre nation européenne. L’Histoire n’est plus nationale. Notre vie advient à travers l’événement historique. La pandémie, par exemple, nous a marqués. Comme les guerres, les révolutions, les crises économiques, etc.

 

Diriez-vous, après Nietzsche, que « la joie est plus profonde que la tristesse » ?

M. V. - Je suis tout à fait d’accord car la joie dont je parle dans mon roman embrasse aussi la tristesse. Ma joie est une joie conquise. Une joie vécue comme une utopie. J’arrive à la joie par la douleur. La joie est plus forte que le bonheur car elle ne dépend pas de la réussite. La joie est un sentiment intime. Le bonheur, lui, est de nature sociale : il a quelque chose à voir avec le succès que l’on rencontre. La joie est primitive et atavique, le bonheur est une construction culturelle. La joie est biologique quand le bonheur peut devenir une injonction politique, presque une obligation.

 

Avec Ordesa et Alegria, Manuel Vilas compose un diptyque poignant sur la famille et la mémoire, traversant plus d’un demi-siècle de mémoire collective autant que personnelle. Usant de chapitres courts et de phrases sèches et ciselées, l’auteur convoque dans le premier le souvenir de ses parents disparus et se tourne dans le second vers ses fils, comme une réponse à la perte et au deuil. Fragments autobiographiques autant qu’exploration sans concessions des coins et recoins de la psyché humaine, y compris dans ce qu’ils ont de plus sombre, ces deux livres d’une beauté déchirante sont avant tout un magnifique chant d’amour, lucide et prodigieusement sincère, porté par l’une des voix les plus singulières de notre époque. Mettre des mots aussi justes sur des sentiments si profonds et si bruts est un talent rare : celui de Manuel Vilas nous emporte avec lui au gré de sa mémoire, entre rires salvateurs et larmes cathartiques.

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